Tokeniser le monde
Tron (1982), Le Cobaye (1992), Matrix (1999), et maintenant le Metaverse : la fascination pour la digitalisation des corps et des esprits ne date pas d’hier.
Avec l’arrivée de Internet c’est l’information qui fut numérisée et transmise sans limite et de façon quasi instantanée. Les marchés se sont saisi de cette opportunité pour se développer de façon exponentielle, aboutissant au résultat que l’on connait aujourd’hui. En Europe, la France fut un des pionniers de cette aventure avec SICOVAM qui numérisa les titres et les échanges dès les années 80. Notons que la numérisation des échanges s’est déroulée beaucoup plus vite sur les activités de marché « front » (transmission d’une information simple : ISIN1, quantité, prix) que sur les activités de règlement-livraison de titres (transmission de titres contre cash « physiques » via de multiples intermédiaires et des systèmes disparates), certains marchés ayant recours au papier encore en 2020 (nominatif pur en France, certaines notes en Allemagne, émissions multi iCSD2).
Ce formidable progrès a pris comme modèle les schémas existants (banque de titres, échanges papier, intermédiaires financiers) pour les numériser et les passer à l’échelle du point de vue quantitatif mais sans en changer profondément la structure et les modes de fonctionnement : cette innovation fut incrémentale et accompagna la globalisation des échanges, tout en conservant une attache locale forte (CSD, Custodian, bourses), adaptées à la régulation.
L’arrivée de la technologie blockchain et singulièrement des crypto monnaies (Bitcoin en 2009 puis Ethereum en 2014) a mis en lumière une autre façon de concevoir les échanges de valeur. Cette technologie pensée dès l’origine pour se passer du tiers de confiance qui est la base des échanges financiers, bouleverse tellement les usages qu’il est encore impossible d’en saisir tout le potentiel et les risques.
Cette nouvelle façon de faire de la finance modifie 3 points fondamentaux de la structure même des marchés de capitaux :
Le tiers de confiance qui stocke les titres (anciennement papiers et désormais électroniques) disparaît. Il est remplacé par un réseau décentralisé et automatisé à l’image d’Internet, qui obéit à des règles de code informatique valables sur toute la planète et qui ne suppose pas de contrat juridique entre le tiers de confiance et l’utilisateur du service. Le code informatique embarqué dans le titre numérique, ou « smart contract », remplace l’inscription en compte titre et le contrat juridique associé qui sont la base de tout le droit des titres.
L’apparition de la décentralisation dans la validation des opérations : des nœuds informatiques de « minage » valident les transactions contre rémunération. Ces nœuds sont en concurrence mais une fois la transaction validée ils la stockent et en répartissent immédiatement l’information dans le réseau, assurant le transfert immédiat des titres à l’acheteur, et cela partout dans le monde de la même façon contrairement aux réseaux privés et donc géographiquement contraints des intermédiaires de marché traditionnels. Il faut noter que ce mécanisme unique et nativement mondial (à l’image d’internet) peut servir à transférer de la même façon des unités de compte, des titres, des représentations d’art numérique, etc. et donc être utilisé pour transférer de la monnaie instantanément d’un bout à l’autre de la planète, contrairement aux mécanismes bancaires traditionnels eux aussi limités à une zone géographique d’où le débat sur les « monnaies numériques » dont l’émission est assurée par un état souverain uniquement.
La centralisation sous forme d’un « token » des actifs les rend échangeables sans frottements et de façon automatisée. Ainsi des mécanismes de compensation, d’arbitrage, de gestion de liquidité, etc … peuvent être automatisés sous forme de « smart contracts » de « finance décentralisée » et donc améliorer le comportement des marchés par nature imparfaits. La suppression de certains intermédiaires permettrait de limiter les frais pour les clients tout en conservant une qualité de service équivalente. La gestion des pools de liquidité et les taux de sur-collatéralisation seraient déminués par des appels de marge plus fréquents car automatiques, réduisant les besoins en capital et améliorant les ratios LCR3.
Ce nouveau mode de manipulation des titres alignerait de fait le niveau de numérisation des activités de règlement-livraison des titres « physiques » (le post trade) sur celle des activités de marché manipulant de l’information très rapidement et facilement. Cela aurait plusieurs effets visibles du point de vue commercial :
La centralisation du cash et des titres sur le même substrat technologie (ce qui n’est pas le cas à ce jour) réduirait les réconciliations entre les contreparties et les acteurs internes et externes des complexes chaines de traitement des opérations. Ainsi il y aurait un impact sur les couts fixes des établissements financiers et donc une restitution de cette marge aux clients et aux participants à ces activités (salariés, actionnaires, etc ..).
Les canaux de distribution seraient réellement globalisés, permettant aux équipes commerciales de distribuer des produits de façon industrielle et partout de manière identique. Toucher un nouveau client serait technologiquement facile, y compris dans les pays les plus les moins bien équipés en infrastructures de marché, et uniquement limité par le volet règlementaire. Cela boosterait l’inclusion financière et rendrait possible des nominaux plus petits tout en préservant les marges si les baisses de couts de structure sont effectivement au rendez-vous.
L’utilisation de blockchain publiques alliées au régime du nominatif permettrait d’accélérer les procédures d’onboarding client (ouvrir un équivalent de compte titre prend quelques minutes et se fait en ligne gratuitement, sans outil spécifique) et de garantir une connaissance fine des porteurs finaux (les « Final Beneficial Owners ») ce qui est critique pour les opérations d’antiblanchiment ainsi que pour l’exploitation marketing des identités des investisseurs.
L’utilisation de titres blockchain ouvrirait la porte à un mouvement de plateformisation similaire à celui que l’on a vu dans le domaine de l’e-commerce, avec des plateformes multi produits permettant les solutions d’investissement « cross asset », la vente facile de « bundle » de produits (une obligation et un dérivé de couverture de taux, par exemple) et de services à valeur ajoutée (market data, données marketing, alertes, etc ..).
Pour finir, l’intérêt de ces solutions est d’être compatibles avec une mise en œuvre progressive, sans le big bang que redoute tout professionnel de la finance à cause du risque opérationnel induit.
La France et l’Europe ont été des pionniers dans cette dynamique en posant un cadre réglementaire souple et non trivial, avec la loi PACTE4 puis les règlements MICA5 et Régime Pilote. Des pays comme le Luxembourg ou l’Allemagne ont rapidement suivi. Cette compréhension fine, notamment au sein des équipes de régulation (AMF6, ACPR7, Banque de France) est un actif immatériel dont chaque acteur peut bénéficier et permet à notre place financière d’avoir une avance significative sur le plan mondial : désormais, charge à nos entreprises de l’exploiter au maximum.
1 International Securities Identification Numbers.
2 International Central Securities Depository.
3 Liquidity Coverage Ratio.
4 Action Plan for Business Growth and Transformation.
5 Market in Crypto Assets.
6 The French Financial Markets Authority.
7 Prudential Supervisory and Resolution Authority
David Durouchoux, Deputy CEO, Societe Generale Forge