Réglementation & Blockchain : le défi de la neutralité technologique
L’expression « neutralité technologique » est souvent utilisée pour dire que la loi ne saurait imposer ni même favoriser une technologie par rapport à une autre dès lors que des technologies différentes sont susceptibles de satisfaire aux mêmes objectifs de résultat.
La neutralité technologique n’est bien évidemment pas une préoccupation nouvelle mais la rapidité et l’ampleur des progrès techniques font qu’elle se pose de façon plus importante et aussi plus fréquemment qu’auparavant. L’avènement de la Blockchain et à travers elle de la technologie des registres distribués (TRD) en est une parfaite et récente illustration.
Sans rentrer dans des détails trop techniques, on peut dire que la Blockchain, pensée à l’origine pour le seul Bitcoin, est apparue rapidement comme un nouveau dispositif pouvant enregistrer la propriété de beaucoup d’autres actifs digitaux et en particulier celle de titres financiers. Contrairement aux dispositifs existants, la spécificité et la force de cette nouvelle technologie est de ne plus nécessiter le recours à un tiers de confiance pour valider le transfert de propriété mais de pouvoir partager, au travers de consensus, la responsabilité de cette validation sur une communauté de membres appelés mineurs.
Jusqu’à présent, la validation du transfert de propriété des actifs digitaux était en effet centralisée sur une entité à savoir l’émetteur (titres au nominatif) ou un tiers de confiance (titres au porteur) comme le dépositaire central de titres (DCT) ou le Teneur de Comptes Conservateur (TCC) et ceci via une inscription dans un compte-titres, inscription que l’on pourrait donc par opposition à la TRD qualifier de technologie des registres centralisés (TRC). Finalement, la TRD et la TRC n’apparaissent que comme des techniques différentes pour arriver au même résultat, à savoir la validation du transfert de propriété.
Le problème de la réglementation actuelle est qu’elle n’a pas cherché à préciser la façon de constater le transfert de propriété mais simplement la façon d’y parvenir avec la TRC. Cela se comprend néanmoins car, compte tenu des lacunes de la TRC, le Législateur avait dû, pour sécuriser le dispositif, imposer, pour les titres faisant l’objet d’une offre au public ou d’une négociation boursière, comme les titres cotés, de recourir à des tiers de confiance dûment agréés et contrôlés par une autorité de supervision. L’avènement de la nouvelle TRD fait que le recours imposé à ces tiers de confiance n’apparaît maintenant que comme des modalités propres à l’ancienne TRC.
Et qui sait d’ailleurs si dans un futur plus ou moins proche, il n’y aura pas une nouvelle et troisième méthode pour enregistrer la propriété des actifs digitaux ?
Dire que la réglementation doit respecter la neutralité technologique est malheureusement plus facile à énoncer qu’à mettre en œuvre. La réglementation ne peut de toute façon pas ignorer les capacités et les limites de la technologie contemporaine. Il paraît difficilement envisageable de fixer des obligations réglementaires qui ne pourraient être mises en œuvre avec les technologies existantes. En ce sens, la réglementation est forcément tributaire de la technologie. Il apparaît donc difficile d’échapper à une remise en cause des textes réglementaires à chaque avancée majeure de la technologie et c’est clairement le cas avec la Blockchain et la TRD.
Alors comment procéder ?
Il semble y avoir deux approches possibles :
- La première est de compléter les textes existants à chaque fois que la régulation fait explicitement référence à une ancienne technologie, en rajoutant au même niveau la ou les nouvelles technologies disponibles :
C’est par exemple ce qui a été fait en France ou l’article R211-1 du Code Monétaire a été simplement complété d’une allusion au nouveau dispositif « les titres financiers ne sont matérialisés que par une inscription dans le compte-titres du ou des propriétaires ou au bénéfice du ou des propriétaires dans un DEEP », le terme DEEP pour Dispositif d’Enregistrement Electronique Partagé désignant la Blockchain utilisée comme substitut au compte-titres.
- La deuxième approche serait de chercher le dénominateur commun aux anciennes et nouvelles technologies :
A savoir l’objectif final recherché compte tenu des deux principes fondamentaux que sont l’intégrité des marchés et la protection des investisseurs. Dans le cas présent des actifs digitaux, il conviendrait que la loi soit en mesure de préciser le niveau attendu de protection des investisseurs indépendamment des technologies utilisées pour y parvenir. C’est une approche intellectuelle qui semble plus pertinente que celle évoquée précédemment mais probablement plus difficile à formaliser pour le législateur.
Schéma interne - Groupe SG
Si pour les registres centralisés, il était d’usage en France de faire une distinction selon le mode de détention, à savoir titre au nominatif versus titre au porteur, il apparaît que pour les registres distribués, la distinction pertinente reposerait plutôt sur la nature de l’actif digital concerné à savoir crypto-monnaie ou tokens ayant un émetteur.
Quelle que soit l’approche retenue, il y aura un autre problème à prendre en compte.
Si la TRD apparaît supérieure sur bien des points à la seule TRC, ce n’est malheureusement plus le cas lorsque la TRC est sécurisée par l’intervention de tiers de confiance. Rappelons en effet que la TRD avait été pensée au départ pour le Bitcoin et que le niveau de protection des investisseurs en Bitcoin et autres crypto-monnaies est clairement inférieur à celui prévu par la réglementation actuelle pour les investisseurs en titres financiers, sans parler des sujets de possible blanchiment et de financement du terrorisme, rendus facilités par l’anonymat des détenteurs de crypto-monnaies. Il s’agira donc de voir comment compléter la TRD pour avoir un niveau de protection et de contrôle comparable entre les titres financiers enregistrés dans une blockchain (titres dits « tokenisés ») et les titres financiers enregistrés dans un compte titres. La différence entre titre financier et crypto-monnaie résidant principalement dans l’existence ou l’absence d’émetteur, la résolution du problème devrait porter sur l’articulation de la responsabilité réglementaire de l’émetteur par rapport à la responsabilité opérationnelle des mineurs (cf schéma). Les réflexions ont bien évidemment déjà commencé et on constate que l’approche est potentiellement différente selon qu’il s’agit d’une blockchain publique ou d’une blockchain privée.