Inflation verte : convergence de l’inflation et de la transition énergétique
La lutte pour limiter la température de la planète semble paradoxalement causer une surchauffe de l’économie. En cause l’« inflation verte » : ce coup de fouet supplémentaire sur les prix lorsque l’inflation classique provoquée par les coûts est exacerbée par les coûts de la transition verte (une inflation que nous connaissons actuellement alors que le monde se remet de la pandémie à la faveur de vastes programmes de relance budgétaire et monétaire et d’importants excès d’épargne).
La transition énergétique coûte très cher
En plus de représenter une part non négligeable de la hausse des prix de gros et des prix à la consommation qui depuis le printemps 2021 s’étend rapidement des coûts des matières premières et de l’énergie aux factures d’électricité, à l’alimentation et même aux loyers, l’inflation verte s’avère également persistante. En effet, l’inflation se révèle globalement moins transitoire qu’espéré, ce qui entraîne une certaine volatilité des marchés obligataires et d’actions et la nécessité d’un durcissement résolu des politiques monétaires.
Rétrospectivement, il faut avouer qu’il était illusoire de s’attendre à ce qu’une tâche aussi énorme, compliquée et coûteuse que la transition énergétique ne provoque aucun bouleversement. Il suffit de considérer la grande quantité de matières premières nécessaires pour augmenter la production d’énergie propre.
« La construction d’un seul parc éolien de 100 mégawatts nécessite 30 000 tonnes de minerai de fer, 50 000 tonnes de béton et 900 tonnes de plastiques non recyclables1. »
Quant aux batteries lithium-ion de la plupart des véhicules électriques (VE), elles nécessitent environ 11 kg de lithium et 14 kg de cobalt, ainsi que d’importantes quantités de nickel, de cuivre, de graphite, d’acier et d’aluminium2. Or, selon l’Agence internationale de l’énergie, le nombre de VE devrait atteindre 200 millions d’ici 2030, contre 18 millions aujourd’hui. Et ce chiffre ne représente qu’une fraction des quelques 1,2 milliard de véhicules en circulation équipés d’un moteur à combustion. La demande de batteries restera donc conséquente dans les années à venir3.
Sans surprise, ceci alimente un boom des matières premières. Pourtant, en dépit des hausses de prix vertigineuses enregistrées ces derniers temps, l’offre de minéraux tels que le cuivre, le nickel, le lithium et le cobalt est insuffisante. Ceci tient en partie à des raisons géopolitiques, certaines terres rares étant fortement concentrées dans un ou deux pays seulement. Un autre facteur, cependant, est que l’offre que l’on pourrait attendre des sociétés minières et énergétiques soucieuses de maximiser leurs profits ne se concrétise pas, ou alors très lentement. Ceci s’explique en partie par un ralentissement des investissements dû à l’augmentation du coût du capital et des pressions exercées par les actionnaires pour réduire les émissions.
De plus, la guerre en Ukraine perturbe les chaînes d’approvisionnement et a un impact important sur le prix des matières premières. C’est le cas, notamment, pour le nickel, un métal essentiel pour les batteries et les éoliennes, dont les prix ont récemment atteint des niveaux records. Cette crise force également les pays européens à repenser en profondeur leur stratégie de sécurité énergétique. L’accélération de la transition vers les énergies renouvelables est à l’ordre du jour dans la plupart des capitales et contribuera probablement à la pression haussière sur les prix des principales matières premières liées à la transition énergétique.
À mesure que les différents pays se fixent des objectifs de décarbonation ambitieux, ils durcissent les réglementations, allant parfois jusqu'à interdire purement et simplement certaines matières premières et certains carburants, ce qui augmente les coûts de la transition. Au Chili et au Pérou, qui fournissent 40 % du cuivre mondial, les projets miniers qui prenaient auparavant cinq ans en prennent désormais dix en raison des nouvelles études d’impact environnemental et social qui sont requises4.
Les producteurs de matières premières investissent donc moins qu’ils ne le feraient autrement et préfèrent redistribuer les liquidités aux actionnaires. Le manque d’offre nouvelle qui en résulte pousse les prix à la hausse. Voilà une illustration de ce qu'est l'inflation verte, qui montre que les bonnes intentions, comme les normes ESG imposées par les autorités, peuvent avoir des conséquences inattendues.
Réaction des autorités face à l’inflation verte
Si l’inflation verte se cantonne essentiellement aux prix de l’énergie et des matières premières, les autorités pourraient simplement l’ignorer de la même façon qu’elles excluent les prix volatiles des denrées alimentaires de leurs indicateurs d’inflation sous-jacente, ce qu’a récemment suggéré Isabel Schnabel, membre du directoire de la Banque centrale européenne5.
En revanche, si l’inflation verte s’avère persistante, ce qui semble probable, et qu’elle commence à affecter les facteurs de production dans l’ensemble de l’économie, comme le niveau des salaires, la politique monétaire devra être resserrée afin d’assurer la stabilité des prix. C’est ainsi que la Réserve fédérale des États-Unis a récemment laissé entendre qu’elle pourrait procéder à au moins six hausses de taux en 2022, la première d’un quart de point de pourcentage ayant été annoncée le 16 mars (mais le marché en attend encore plus).
Le problème est que l’augmentation des taux d’intérêt pourrait créer des tensions entre les banques centrales et les gouvernements qui se voient pressés d’augmenter leurs dépenses que ce soit pour assurer la reprise post-pandémie, ou pour dédommager les ménages de la hausse des prix, en particulier les plus pauvres, et, bien sûr, pour financer la transition énergétique. Or, une telle situation est propice à la prise de décisions non coordonnées et à l’aggravation des tensions sociales.
Il n’y a pas de solution facile, car la lutte contre le changement climatique et la protection du niveau de vie des populations sont toutes deux essentielles et accorder la priorité à l’une pourrait s’avérer néfaste pour l’autre. Un moyen de contourner ce problème pourrait être de ne pas seulement concentrer notre attention sur la décarbonation de l’offre (réseaux électriques, transports et industries), mais aussi sur la décarbonation de la demande. En d’autres termes, il s’agit de réduire la quantité de carbone que nous produisons en modifiant nos modes de déplacement, d’alimentation et de vie.
Ici encore, les implications sociales et éthiques sont énormes, même si certaines d’entre elles pourraient être atténuées par des dépenses sociales financées, par exemple, par une taxe carbone (plus élevée). En définitive, comme le veut l’adage, rien n’est jamais gratuit : ceci vaut également pour la transition énergétique, l’inflation verte que nous observons actuellement n’en étant qu’une première illustration.
Kokou Agbo-Bloua, Global Head of Economics, Cross-Asset and Quant Research - UK Head of Research, Societe Generale Corporate and Investment Banking
1 « Mines, Minerals, and “Green” Energy : A Reality Check » (Mines, minéraux et énergie « verte » : confrontation avec la réalité), the Manhattan Institute, juillet 2020.
2 Ibid.
3 « Global EV Outlook 2022, Securing supplies for an electric future » (Perspectives mondiales des VE pour 2022 : Sécuriser les approvisionnements pour un avenir électrique) Agence internationale de l’énergie, mai 2022.
4www.forbes.com/sites/gradsoflife/2022/03/29/a-commitment-to-diversity-wont-necessarily-move-the-needle-on-change/
5 « Looking through higher energy prices ? Monetary policy and the green transition » (Ignorer la hausse des prix de l’énergie ? Politique monétaire et transition verte) - Réunion annuelle virtuelle 2022 de l’American Finance Association.