Impacts des crypto-monnaies sur l’industrie des fonds d’investissement
Une crypto-monnaie, monnaie numérique émise de pair à pair sans nécessité d’une banque centrale, est utilisable sur un système informatique décentralisé (comme la blockchain) mis à jour 24h sur 24 et hautement sécurisé. Cette nouvelle classe d’actifs vient questionner l’industrie des fonds sur son évolution. Eclairage de Jean-Pierre Gomez, Responsable des Affaires publiques et réglementaires pour Société Générale Securities Services à Luxembourg.
Les crypto-monnaies – dont la première et la plus célèbre est le Bitcoin –, ont attiré et continuent d’attirer nombre d’investisseurs avertis et non avertis désireux de diversifier facilement et rapidement leurs placements privés. Le petit épargnant est ainsi séduit par la possibilité d’obtenir un profit important avec un faible capital de départ. L’attrait de cette nouvelle classe d’actifs pourrait également toucher les gérants d’OPCVM1 et de FIA2 qui chercheraient alors à intégrer les crypto-monnaies dans leurs portefeuilles.
Focus sur le Luxembourg
Au Luxembourg, face à cet engouement pour la crypto-monnaie, la CSSF a publié un FAQ3 sur les cryptos actifs. Ce document montre l’ouverture de l’autorité luxembourgeoise à l’innovation. Il fixe les premiers garde-fous en listant les conditions d’obtention de l’autorisation de travailler sur ce nouveau type d’actif en toute transparence.
Ce document de sept pages répond dans sa version 2 (du 4 janvier 2022) aux cinq questions :
Un OPCVM ouvert au public peut-il investir en actifs virtuels ?
Un FIA remplissant les critères de la Directive AIFM4 et organisé sous le droit luxembourgeois peut-il investir en actifs digitaux ?
Un AIFM luxembourgeois doit-il avoir une autorisation de la CSSF pour gérer des actifs digitaux ou virtuels ?
Des considérations précises sont-elles à prendre en compte, notamment le risque de blanchiment d’argent ou de financement du terrorisme ?
Faut-il une autorisation additionnelle pour agir en tant que dépositaire d’actifs virtuels ?
La réponse est NON à la première question sur les OPCVM et OUI aux quatre suivantes. La création d’un fonds crypto sera en effet soumise à un accord spécifique de la CSSF, limité aux gérants de portefeuilles opérant dans le secteur d’investissement alternatif et ayant la licence AIFM.
Le dépositaire face au gérant d’actifs virtuels
Pour les futurs OPC en crypto-monnaies qui seraient mis sur le marché sous l’égide de la directive AIFM, le dépositaire et la société de gestion resteront les deux acteurs majeurs d’un fonds d’investissement. Le dépositaire devra assurer la garde des actifs de l’OPC tout en s’acquittant des missions de surveillance et de contrôles imposées par la Directive AIFM, transcrite en droit luxembourgeois en juillet 2013.
S’agissant d’instruments financiers, le dépositaire – établissement financier bancaire – assure la conservation des valeurs mobilières et autres dérivés listés dans son propre réseau de sous-conservateurs. Il agit différemment s’il est question d’autres actifs : actifs « tangibles » tels que actifs immobiliers, private equity ou autres actifs « non conservables » auprès du dépositaire. Dans ce cas, la banque dépositaire ou le professionnel financier agréé au Luxembourg enregistre dans ses livres la tenue de position ou de compte reflétant les investissements. Ainsi, sans les conserver directement, le dépositaire est en mesure d’enregistrer ces actifs « tangibles » autres que les actifs qualifiés d’instruments financiers.
S’agissant de la crypto-monnaie, actif virtuel, il n’est ni possible de la conserver comme un instrument financier au sens de la directive AIFM ni d’effectuer dans le registre comptable du dépositaire une tenue de position similaire à ce qui est réalisé pour des placements immobiliers ou des investissements dans des sociétés privées non cotées.
Dans ce cas, se pose la question pour le dépositaire du suivi de l’évolution de la valeur des actifs numériques. Comment les contrôler ? Comment en assurer la garde non physique sans une qualification juridique de ce produit en crypto-monnaie ?
Plusieurs opinions et avis juridiques sont donnés pour tenter de classer la crypto-monnaie et appréhender les aspects de garde au sens littéral du terme, conformément aux directives des fonds d’investissement européens. La problématique est alors dedéterminer les responsabilités de chacun. Il s’agit d’éviter des discussions et de graves mésaventures en cas de perte d’investissement, de fraude et de blanchiment d’argent, pour ne citer que ces exemples.
Un règlement pour protéger les investisseurs en fonds crypto
Comme pour l’investissement en fonds immobiliers ou en private equity, les investisseurs individuels n’auront pas accès aux premiers fonds crypto luxembourgeois qui verront le jour. Le FAQ de la CSSF indique que ces fonds resteront toujours réservés aux clients institutionnels et/ou certains clients professionnels/avisés. Le grand public n’y aura pas accès.
Aux Etats-Unis, leader mondial en termes d’actifs OPC administrés pour 30,7 trillions d’euros (devant le Luxembourg et ses 5,6 trillions d’euros d’actifs5), il est permis aux investisseurs de détail d’acheter des parts de fonds crypto. L’Europe, elle, est encore réticente et prudente à cet égard.
Comment les fonds d’investissement européens prendront-ils le virage de la crypto-monnaie ?
La croissance du marché de la crypto-monnaie est telle que les régulateurs européens devront rapidement mettre en place des règles claires sur ce type d’investissement. Comment faire profiter les fonds d’investissement d’un actif certes risqué mais attractif comme la crypto-monnaie ? A quoi est-il raisonnable de s’attendre dans les prochaines années ?
Comme souvent, la première chose à faire pour aider le dépositaire est de qualifier juridiquement et techniquement ce qu’est un actif virtuel pour savoir comment l’enregistrer, le valoriser, le conserver et le contrôler pour le compte de l’OPC ou du FIA. Les interprétations juridiques sont multiples et varient d’un pays à l’autre. Il sera compliqué de fixer des règles communes.
Sans cet éclaircissement législatif et juridique, il est difficile de produire une comparaison entre les OPC ayant en portefeuille des cryptos. Aussi, il est compliqué également d’harmoniser au sein de l’Union européenne la création, la gestion active, la surveillance et le contrôle de ces nouveaux fonds crypto.
Les sujets de lutte anti-blanchiment, d’abus de marché ou de cybercriminalité sont également à analyser dans ce domaine. Cette tâche peut s’avérer complexe, avec des protocoles sans doute différents à instaurer pour des prestataires de services traditionnels (agent administratif, teneur de registre, conservateur, dépositaire et /ou contrepartie financière de trading) encore peu familiers avec cette nouvelle catégorie d’investissement.
Enfin, travailler avec cet actif virtuel exige l’adoption d’une technologie nouvelle et très différente de celle utilisée actuellement par l’industrie des OPC. Eclaircir ces zones d’ombre permettrait d’attirer sereinement les bons acteurs au Luxembourg et établir un véritable écosystème sécurisé de la crypto-monnaie, à l’instar de ce que le pays a su mettre en place avec succès pour les UCITS6 depuis 1985 (et sa transposition en droit luxembourgeois avec la première loi OPC du 30 mars 1988).
1OPCVM : Organisme de Placement Collectif en Valeurs Mobilières
2FIA : Fonds d’Investissement Alternatif
3FAQ Virtual Assets – Undertakings for collective investment
4AIFM : Alternative Investment Fund
5ALFI - données sept. 2021
6UCITS : Undertakings for collective investment in transferable securities