L'avenir de la gestion d’actifs : réinventer la roue ou maintenir le statu quo ?
Au cours de la dernière décennie, le secteur de la gestion d'actifs a connu une croissance rapide, due en grande partie aux marchés actions. Le S&P 500* a enregistré une performance annualisée moyenne de 10 % sur les 90 dernières années, d'environ 7,5 % sur la période 2001-2021 et d'environ 16,5 % entre 2011 et 2021. Sur la décennie se terminant en 2022, qui comprend les difficultés de l'année dernière, la performance de l'indice s'est établie en moyenne à 12,7 %, soit près de 30 % au-dessus de la tendance sur 90 ans.**
Au cours des dix dernières années, la baisse des taux américains1 a rendu les investissements à échéance longue très attractifs, mais elle a aussi constitué un défi pour les futurs rendements à long terme jusqu'à la normalisation des taux de la Fed. Cela s’est vérifié l'année dernière. La quête de rendement a poussé les spreads de crédit sur les marchés publics à des niveaux bas. Les marchés du crédit privé ont offert un spread supplémentaire en contrepartie d'un faible niveau de liquidité. Pour de nombreux investisseurs, un rendement supplémentaire de 50 points de base était beaucoup plus attractif lorsque les liquidités ne rapportaient quasiment rien que quand elles ont commencé à générer un rendement de près de 5 %2. La faiblesse des rendements de référence, les performances élevées des actions de sociétés financées par du capital à faible coût et celles des sociétés de croissance, dopées par la faiblesse de l'inflation, ont toutes contribué à façonner le secteur de la gestion d'actifs dans lequel nous opérons aujourd'hui.
Les actifs sous gestion3 mondiaux ont progressé de plus de 8 % par an entre 2011 et 20216. Bien qu'exemplaires, les flux nets n'ont pas contribué à cette croissance. Les revenus générés par les flux nets, effacés par la pression sur les commissions, n'ont quasiment pas contribué à la croissance du chiffre d'affaires du secteur. La part des actifs en gestion passive et alternative dans les encours mondiaux est passée de 21 % en 2005 à 40 % en 2021. Leur part dans les commissions est passée de 33 % à 51 %, la gestion passive plafonnant à seulement 15 % du budget total des commissions en 2021. La part des investissements alternatifs en dollars constants représente près de 90 %4 de la part des gérants actifs. Ces chiffres montrent que le pourcentage des actifs sous gestion et la part des commissions des gérants d'actifs traditionnels ont diminué de façon constante et spectaculaire.
La cause de cette baisse est simple : seule une minorité de gérants actifs ont généré une surperformance, nette de frais, sur un cycle de marché complet. En conséquence, les responsables de l'allocation d'actifs continueront de se détourner des gérants traditionnels jusqu'à ce que leur proposition de valeur change ou que les résultats des autres produits deviennent moins attrayants.
Compte tenu de l'environnement d'investissement de la dernière décennie, les responsables de l'allocation d'actifs ont cherché à neutraliser la volatilité des titres cotés, ce qui a accéléré la croissance des allocations dans les réserves de capitaux privés. Ces investissements offrent des rendements lissés, ce qui permet d'accroître l'effet de levier sans observer une hausse de la volatilité. Les investisseurs ont reçu des rendements plus élevés en contrepartie de leur renoncement à la flexibilité et à la liquidité ; et ce, apparemment sans frais supplémentaires.
Les participations dans ces véhicules privés sont similaires à celles dans les supports cotés, mais ces actifs à effet de levier devraient entraîner une plus grande volatilité économique. Les commissions versées aux gestionnaires qui supervisent, élaborent et vendent ces actifs sont également nettement supérieures à celles facturées dans les véhicules cotés. Par conséquent, l'effet de levier accru doit produire un rendement brut suffisamment élevé pour couvrir ces frais. En supposant que ce soit le cas, l'investisseur détient quand même un actif plus risqué en raison de l'effet de levier. Ce qui nous amène à nous demander : les investisseurs ont-ils correctement mesuré la rémunération supplémentaire nécessaire pour accepter un rendement économique accru ?
Considérons pendant un moment les dix dernières années de l'activité économique, les tendances macroéconomiques, le point d'inflexion des rendements des bons du Trésor et l'allocation d'actifs des investisseurs dans des stratégies passives et alternatives au détriment des domaines traditionnels. À quoi vont ressembler les dix prochaines années ? Bien sûr, nous l’ignorons, et les prévisions générales sont intéressantes mais difficiles ; je vais donc prendre le risque de me tromper.
Il existe une grande diversité d'activités de gestion alternative, notamment les hedge funds, le private equity, l'immobilier, le capital-risque, les infrastructures, les matières premières, la dette privée et les alternatives liquides. Les hedge funds n'ont pas été, et ne seront probablement pas, une classe d'actifs en croissance. Je m'attends à ce que la croissance du private equity ralentisse, en raison de son incapacité à maintenir un rythme soutenu, de la difficulté de générer des rendements acceptables avec une taille croissante, de l'impact d'une baisse des rendements des actions de croissance, des problèmes causés par la hausse des coûts d'emprunt et, enfin, d'un univers d'investissement beaucoup plus étroit offrant moins d'opportunités intéressantes avec des cristallisations plus lentes.
La dette privée fait face à un cycle de refinancement intéressant. Depuis l'augmentation fulgurante de cette activité engendrée par la crise financière mondiale5 et les mesures réglementaires affectant le crédit bancaire, il n'y a pas eu de véritable cycle de crédit. Par conséquent, il n'existe pas de données fiables sur les défauts de crédit et les pertes sur cette période. La performance du crédit privé au cours des prochaines années déterminera sa trajectoire de croissance à long terme. Les banques commerciales pourraient récupérer une partie de ce segment de marché, notamment JP Morgan qui a annoncé ses intentions6.
Je pense que les responsables de l'allocation d'actifs s'ajusteront pour équilibrer plus efficacement la liquidité et verrouiller le capital pendant de longues périodes afin de générer des rendements. Le crédit privé, le haut rendement, les CLO7 et les prêts bancaires coexisteront. Je pense qu'il y aura une croissance continue des activités de niche, qui peuvent totaliser entre 10 et 30 milliards de dollars dans des domaines spécialisés et proposer une facturation basée sur les performances plutôt que sur la taille des actifs.
Cette activité, au total, représentera une part plus importante du secteur de la gestion d'actifs. Les activités à grande échelle telles que les supports indiciels passifs, à faibles frais, à faible rendement, à faible risque ou « enhanced » comme les ETF8 ou les portefeuilles gérés activement avec une faible tracking error bénéficieront d'une consolidation. Pour elles, la pression sur les frais sera compensée par les volumes, ce qui fera disparaître les acteurs de plus petite taille.
Les grandes organisations pourraient passer de modèles économiques basés sur la performance à des modèles de d'accumulation d'actifs et de service à la clientèle. Leur valeur de franchise sera organisée autour de la reconnaissance de la marque, des prouesses de distribution, de la maîtrise des coûts et du service à la clientèle. Elles ressembleront davantage à des organisations de gestion de patrimoine et/ou de services ou de solutions qu'à des sociétés génératrices d'alpha.
Le mouvement vers la gestion passive devrait se poursuivre. La simple raison est que l'alpha est difficile à obtenir, et plus il y a des fonds sous gestion, plus il est difficile de générer des performances. La gestion d'actifs traditionnelle ne sera pas en mesure d'inverser cette tendance tant qu'elle n’aura pas diminué davantage et qu’elle n'aura pas moins d'argent à gérer. Les entreprises réagiront de manière stratégique en achetant ou en mettant en place des activités de gestion passive ou alternative, mais cela n'arrêtera pas les tendances observées dans le cœur du métier. Certains gérants migreront vers d'autres systèmes d'incitation reposant principalement sur des performances mesurables. Cela permettra de limiter le volume de capital qu'ils gèrent, ce qui leur permettra d'améliorer leur probabilité de surperformance. Les responsables de l'allocation d'actifs devront se faire à l'idée que de plus en plus de leur capital sera géré de manière passive. Pour obtenir des rendements supérieurs à ceux de l'indice, ils devront être disposés à allouer à des gérants soumis à des contraintes de capacités dont les principales incitations financières reposent sur les performances.