Fonds d'investissement : défis à venir
Pour conserver sa position de centre de référence mondial, la place financière luxembourgeoise va devoir poursuivre et accélérer ses efforts en termes d’innovation. Entretien avec Mathieu Maurier et Laurent Marochini, respectivement Country Head et Responsable Innovation, Société Générale Securities Services Luxembourg.
Les fonds d’investissement occupent une place centrale dans l’industrie financière du pays. Quel regard portez-vous sur l’évolution ?
Mathieu Maurier (MM) - Avec plus de 5,2 trilliards de dollars1 d’actifs sous gestion au 31 mai 2023, le Luxembourg se positionne au premier rang mondial des centres de fonds transfrontaliers. Ce formidable développement s’est nourri depuis 1988 de la mise en commun d’esprits entrepreneuriaux et d’expertises des multiples acteurs de la place, autorités, institutions publiques et organisations du secteur privé, toutes et tous guidés par des objectifs de pragmatisme, d’agilité et d’excellence d’exécution.
Quelle est la place de la transformation digitale1 dans l’industrie des fonds au Luxembourg ?
MM – Le développement majeur de l’industrie des fonds s’est effectué sur près de quatre décennies capitalisant sur les ressources opérationnelles et technologiques encore en fonction aujourd’hui. La transformation s’est exécutée de manière graduelle industrialisant un modèle opérationnel qui a très peu, voire pas, évolué. L’industrie a créé sa propre complexité enchevêtrant des processus distincts propres à chaque service aux fonds, qu’il s’agisse des calculs de valeurs liquidatives, de gestion des registres, de la conservation des valeurs mobilières ou des contrôles dédiés en tant que dépositaire. Si nous devions revisiter en 2023 ce parcours remarquable avec les nouvelles capacités technologiques mises à notre disposition et que nous éprouvons depuis quelques années, nous aurions fait des choix totalement différents. Il est de notre responsabilité de questionner notre écosystème qui, certes reste pertinent, mais qui montre indéniablement des signes d’essoufflement appréhendant un futur plus distant. Il en va de la pérennité de la Place financière luxembourgeoise.
Société Générale a souvent été perçu comme précurseur en termes d’innovation. Où en êtes-vous ?
Laurent Marochini (LM) – Au Luxembourg, nous avons l’ambition de mettre à profit l’utilisation des données à des fins d’efficacité opérationnelle, de personnalisation et fluidité de l’expérience client et d’une meilleure maîtrise de nos risques (notamment la lutte contre la fraude). Par exemple, sur base des outils digitaux du groupe Société Générale, nous pouvons désormais lire de façon automatique des prospectus ou documents afin d’en extraire les informations nécessaires et de les injecter automatiquement dans nos systèmes d’information.
L’utilisation de l’Intelligence Artificielle (IA) n’est pas un nouveau sujet pour nous, indépendamment de la récente médiatisation du sujet avec Open AI. Société Générale investit depuis 2014 dans ce domaine de manière continue et soutenue. L’IA fait partie des leviers stratégiques d’efficacité et de satisfaction client dont la création de valeur estimée est supérieure à 500 millions d’euros d’ici à 20252. Au sein de notre Groupe, nous avons recensé à ce jour plus de 340 cas d’usage de la donnée en production dont 50 %3 s’appuient sur l’IA.
Quels sont les facteurs clés de succès ?
MM – La transformation digitale n’est pas uniquement un enjeu technologique. C’est avant tout une problématique de culture d’entreprise et de compétences. Cette transformation ne peut se faire sans les compétences dédiées et, sur ce volet, nous pouvons compter sur un vivier important de scientifiques et d’ingénieurs. Elle doit s’appréhender d’un point de vue métier. Dans ce contexte, nous formons tous nos collaborateurs pour les sensibiliser et penser « data ». Nous avons aussi récemment transformé nos activités dédiées aux services aux émetteurs en remplaçant une plateforme opérationnelle très ancienne pour capitaliser sur les piliers digitaux mis à disposition par notre Groupe. L’implication collégiale des équipes projets, opérationnelles, technologiques, IT et celle de nos experts en données, tirant avantage d’une méthodologie « Agile », a été le facteur clef de succès de cette transformation emblématique.
La formation et les compétences associées sont des vrais défis pour transformer l’industrie des fonds. Voyez-vous d’autres risques ?
LM – D’un point de vue stratégique, la situation du statu quo peut mettre en risque l’industrie. Le positionnement de leader du Luxembourg peut être remis en question dans les prochaines années si l’industrie ne poursuit pas le virage des nouvelles technologies. L’écosystème technologique avec la LHoFT4 et les associations de place comme l’ABBL5 ou l’ALFI6 effectuent un travail remarquable pour positionner le pays sur la carte mondiale de demain. Dans notre monde digital, nous sommes plus que jamais vulnérable. Il faut penser cybersécurité « by design », avec l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur. La cybersécurité est une priorité absolue, afin de garantir la sécurité et la protection des données.
En conclusion, quelles technologies vont impacter l’industrie des fonds d’ici trois ans ?
MM – L’appréhension des technologies de type « Cloud / Data Lake » et APIs7 permettant de révolutionner nos modèles de gestion des données – et de ce fait, nos modèles opérationnels –, est au cœur des enjeux à court, moyen et plus long termes.
LM – Nous pouvons encore progresser dans notre manière d’utiliser l’IA, notamment l’IA générative, pour allier efficacité opérationnelle et développement de nouveaux business models pour nos clients.
Entretien paru dans Paperjam en septembre 2023.
1. www.alfi.lu/en-gb/pages/industry-statistics/luxembourg
2. SOURCE : www.societegenerale.com/fr/le-groupe-societe-generale/strategie/innovation-et-digital
3. SOURCE : www.societegenerale.com/fr/le-groupe-societe-generale/strategie/innovation-et-digital
4. LHoFT : Luxembourg House of Financial Technology ou partenariat public-privé visant à favoriser la croissance du secteur fintech au Luxembourg
5. ABBL : Association des Banques et Banquiers luxembourgeois
6. ALFI : Association of the Luxembourg Fund Industry, ou Association luxembourgeoise des fonds d’investissement.
7. API : Application Programming Interface ou interface applicative de programmation.